En début d’année, Jean-Baptiste Fressoz publiait une histoire de la transition énergétique qui allait à rebours de la vision habituellement présentée des changements opérés depuis le milieu du XIXe siècle et la révolution industrielle. Avec une « démarche d’historien », l’auteur revenait ainsi sur l’histoire des sources d’énergie en démontrant la symbiose qui se crée entre les sources d’énergie. Dès lors, le bandeau de l’éditeur affichait un brin provocateur l’affirmation suivante : « La transition énergétique n’aura pas lieu. » Chiche ?
Des indicateurs inquiétants
Pour comprendre cette idée d’un monde « sans transition », Jean-Baptiste Fressoz met en avant le fait que « les énergies sont symbiotiques et non concurrentielles. Nous ne sommes pas passés d’un coup du bois au charbon. Il fallait du bois pour construire les galeries, par exemple. » Cela explique l’idée pour l’historien que ce qu’on appelle transition énergétique n’a pas encore eu lieu et qu’une décarbonation de l’économie représente encore aujourd’hui un défi titanesque. Les obstacles à la transition écologique et à la diminution des émissions de gaz à effet de serre demeurent majeurs.
Michael Liebreich, du think thank BloombergNEF, relève lui cinq obstacles majeurs pour accomplir une politique zéro carbone. Parmi eux, l’expert britannique en énergie note que le signal prix en faveur du renouvelable pourrait être insuffisant… ou plus exactement trop lent à prendre l’ascendant sur le fossile. À ce jour, pour produire de la chaleur, le gaz naturel est plus compétitif.
Le troisième obstacle qu’il souligne, les besoins continus en ressources fossiles, rejoint les perspectives dressées par Jean-Baptiste Fressoz. « La symbiose entre les énergies est importante mais probablement pas la raison principale de l’accumulation énergétique. Le fait est que la consommation a été de plus en plus grande. Le problème n’est donc pas tant la source ou la production d’énergie, mais ce qui va être alimenté par ces énergies. Pour construire des voitures électriques, il faut de l’acier, de l’aluminium, etc. L’électrification du parc automobile est une bonne chose, ce sera mieux que les moteurs thermiques, mais pas suffisant. »
Aujourd’hui, l’extraction minière continue donc de progresser, même si on peut estimer que les besoins seront moindres à l’avenir. Enfin, il faut convaincre jusqu’aux acteurs des énergies fossiles d’intégrer ce changement. Inévitablement, des résistances s’opèrent pour défendre certaines prises d’intérêt, comme l’industrie pétrolière américaine dernièrement ou lors de la Cop28.
Cependant, l’exemple des baleines montre que des transitions sont possibles. Au XIXe siècle, alors que les cétacés sont pourchassés pour leur huile servant à l’éclairage, ils frisent l’extinction. L’émergence du pétrole, dopé par l’invention du moteur à explosion et des coûts bien plus faibles, doit leur offrir un temps de respiration bienvenu.
L’efficacité des processus industriels au cœur des enjeux
Ainsi, ces points d’inquiétude sur l’extraction fossile peuvent être contrebalancés par les résultats constatés ces dernières années dans quelques pays. Si l’intégration des énergies renouvelables a tout d’abord pris du temps, son développement est depuis exponentiel. Ce qui prenait un an en 2004, selon Michael Liebreich dans sa réponse positive aux obstacles de la politique zéro carbone, à savoir l’installation d’un gigawatt de photovoltaïque, est fait aujourd’hui… tous les jours, au niveau mondial. Le renouvelable semble trouver sa place et dépasser les pronostics et les analyses pessimistes.
En 1993, une publicité allemande d’un fournisseur évoquait une limite de 4 % de la demande globale pouvant être couverte par le vent, le soleil et l’eau. En 2023, l’Allemagne dépassait les 50 % ! Même récemment, des chercheurs norvégiens estimaient en 2017 la saturation de la production solaire et éolienne à 1,7 TW en 2030… alors que ces productions ont atteint 2,1 TW dès 2023 ! Si, au niveau mondial, le chemin à parcourir est encore très long, les indicateurs tirés des pays développés permettent d’être plus optimiste.
« On sait décarboner l’électricité depuis longtemps, ce n’est pas un problème, ce n’est pas nouveau, analyse Jean-Baptiste Fressoz. Pourtant, les émissions de CO2 restent à un haut niveau car certains usages demeurent énergivores : ciment, transport, acier… C’est un problème à l’échelle mondiale, que l’on a tendance à observer par le prisme local. » Pour poursuivre avec les baleines, si l’exploitation du pétrole les a un temps sauvées… la puissance des navires alimentés en essence a permis une chasse plus lointaine encore, les menaçant à nouveau d’extinction tout au long du XXe siècle.
Les baleines ont-elles vraiment été sauvées par une transition énergétique ?
• Oui, car la lampe à pétrole a pris l’ascendant : au cours du XIXe siècle, les lampes à huile animale ont progressivement disparu, permettant de réduire la pression sur les cétacés proches des côtes.
• Mais c’est le prix qui a favorisé le pétrole : bien plus que l’innovation technologique, défendue par Jean-Baptiste Fressoz, c’est le moindre coût d’exploitation du pétrole par rapport à la difficile chasse à la baleine qui a favorisé l’or noir.
• Oui, il y a eu une transition énergétique : il y a donc bien eu le passage d’une source d’énergie à une autre, mais avec une transition favorisée davantage par la diminution des coûts.
• Non, le pétrole n’a pas sauvé les baleines : la puissance des bateaux dopés au pétrole a permis de chasser de nouveaux cétacés, plus loin des côtes, plus rapidement, pendant plus longtemps.
• Seule la réglementation a véritablement sauvé les baleines : c’est la création d’une Commission baleinière internationale en 1946, suivie par un moratoire sur la chasse en 1986, qui a permis de sauvegarder un cheptel de cachalots, malgré le refus de certains pays (Norvège, Japon, Islande…) d’appliquer ce moratoire.
Il a fallu miser sur la compétitivité énergétique et les réglementations pour enfin sauver les baleines. Afin d’allier transition énergétique et transition écologique, il faudra donc à la fois inciter l’innovation permettant une meilleure efficacité énergétique, diminuer les coûts avec des énergies nouvelles (les renouvelables aujourd’hui), mais aussi contraindre avec l’appui d’accords internationaux qui imposent des mesures de sobriété et d’efficacité pour une « transition hors des énergies fossiles ».
Ainsi, au-delà d’une éventuelle bascule dans la production d’énergie, l’autre facteur clé est la baisse de la consommation. En France, les efforts de sobriété nés de la crise de l’énergie montrent leur efficacité. En 2023, la consommation de gaz a diminué de près de 20 % pour revenir à un niveau proche de celui des années 90. Les émissions de CO2, quant à elles, sont en baisse également d’environ 5 %. Dans le détail, cette baisse est notamment due aux efforts consentis par l’industrie (-9,3 %)… et une météo plus douce pendant l’hiver.
« Le carbone a toujours coûté cher, juge Jean-Baptiste Fressoz. L’énergie est un coût et l’était même à l’époque du pétrole. Les industriels ont donc toujours cherché à faire des efforts pour diminuer leur consommation et réduire ce coût. » La sobriété est aussi un calcul financier intéressant pour les industriels, pour les entrepreneurs. En diminuant sa consommation d’énergie sans rogner sur la production, il s’agit aussi de diminuer ses coûts fixes et d’améliorer sa rentabilité.
Mais, seule, l’attractivité des gains financiers ne suffit pas. La puissance publique appuie donc également sur des contraintes légales, comme le décret tertiaire, pour imposer une diminution de la consommation.
Agir sans attendre… grâce aux efforts des entreprises
Finalement, l’ensemble de ces indicateurs montrent surtout l’urgence à agir. Vite, il faut engager sa transition énergétique sans attendre et de façon durable, en jouant sur l’ensemble des leviers possibles. « 2050 c’est demain, même au niveau technologique. Cela très peu de temps. Le monde n’aura pas tellement changé d’ici là, indique Jean-Baptiste Fressoz. Cela ne peut suffire pour atteindre des objectifs de baisse des émissions. »
Heureusement, d’autres actions sont possibles pour les industriels qui souhaitent contribuer à décarboner l’économie et à limiter l’usage de ressources énergivores ou l’extraction de matériaux. Même pour les activités les plus gourmandes en électricité, comme la cimenterie ou l’aciérie, l’objectif peut être de consommer… au meilleur moment possible, limitant ainsi considérablement l’impact de cette production et en préservant l’équilibre du réseau. Il s’agit par exemple d’attendre les périodes de basse consommation associées à une plus grande production d’énergie renouvelable et non stockable, comme l’éolien pendant la nuit ou le solaire en plein été.
Réussir une transition vers un modèle décarboné est un défi nouveau, celui du XXIe siècle, et cette transition nécessite la participation de tous les acteurs de l’économie pour être écologique. Pour l’énergie, les efforts se portent sur trois leviers clés – la sobriété, l’efficacité et les énergies renouvelables –, qui tous ne manqueront pas d’appuyer autant sur l’attractivité des prix que sur les accords internationaux de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Il ne s’agit plus seulement de décarboner l’électricité, de réduire les gaz à effet de serre pour limiter le dérèglement climatique ou de compter sur la production d’hydrogène. Il faut accompagner ce changement par des actions d’efficacité et de sobriété au plus vite.
Sans les entreprises, mais également sans un réel accompagnement de celles-ci vers la transition, difficile d’imaginer un avenir réussissant la neutralité carbone en 25 ans désormais. C’est par un changement de conception de l’énergie et par le collectif qu’il est encore possible de croire à un succès. En commençant dès maintenant ?